Hiver 1975 - Parenthèse italienne

 

Début février, je quitte la Finlande. J’ai pris le train jusqu’à Turku puis le ferry pour Stockholm où j’arrive au petit matin. Comme j’ai repris une carte Inter-Rail, je ne vais pas me rendre directement en Angleterre comme prévu initialement. Je dois d’abord passer en Hollande porter une peau de renne qu’un mec m’avait confiée à Rovaniemi au mois d’août. Il était déjà chargé comme un mulet et n’avait plus de place dans son sac à dos. Je pense qu’en réalité il s’en fichait et ne pensait pas que j’irais réellement la lui porter. À Lohja je l’ai retrouvée dans mes affaires au moment de partir et je me suis dit que je ferais une halte chez lui en allant en Angleterre.

À Stockholm, je prends le premier train pour Copenhague. Neuf heures de trajet monotone. Il fait très froid. De la neige, de la neige et encore de la neige. Je me suis endormi et me réveille juste avant d’arriver à Helsingborg pour prendre le ferry. Oui, côté suédois, c’est Helsingborg et côté danois, Helsingør. Surprise : il fait presque doux. Dans le train qui me conduit à Copenhague, je me rends compte qu’il pleut ! D’un coup, j’ai presque l’impression d’être au printemps. Je me suis endormi au plus fort de l’hiver scandinave et il ne gèle plus à mon réveil. J’avais presque oublié à quoi ressemblait la pluie. Ça me met en joie.

À peine arrivé à Copenhague, je reprends un train pour Rosendaal en passant par Amsterdam. Ce train de nuit me fera arriver le lendemain matin. Parfait, je dormirai au chaud, même si c’est moins confortable que dans un lit. J’ai l’habitude : quand j’ai quitté la France muni de ma carte Inter-Rail l’année dernière, j’ai parcouru 20 000 kilomètres en trois semaines. Je vivais littéralement dans le train.

Pendant le trajet, on est réveillé de temps en temps par un contrôleur ou un douanier au passage des frontières, à l’entrée en Allemagne puis en Hollande. En arrivant à Amsterdam, il pleut. Le temps est maussade. C’est l’hiver hollandais.

En fin de matinée je reprends un train pour Rosendaal, près de la frontière belge, où j’arrive vers trois ou quatre heures de l’après-midi. Je traverse la ville à pied. Il fait grand jour, il y a même un rayon de soleil et la température avoisine les 8 ou 10 degrés ! Quelle différence par rapport à la Finlande ! Le soir on sort en ville. Je retrouve de « vrais » bars avec ambiance enfumée et bonne musique. À ce propos, il y a dans les années 70 un vrai décalage culturel entre les différents pays d’Europe. Les nouvelles tendances nées en Angleterre qui donnent le la, si j’ose dire, sur la scène musicale européenne mettent souvent plusieurs mois avant d’arriver au Benelux, un an ou plus pour la France. L’Allemagne et la Scandinavie sont encore plus à la traîne. En tout cas, ce soir-là à Rosendaal, j’ai l’impression de retrouver la « civilisation ». Et je découvre les nouveaux groupes du moment.

Le lendemain je remonte dans le train, mais pas pour l’Angleterre. Après tout, j’ai une carte Inter-Rail valable un mois et je viens tout juste de partir de Finlande. À Londres j’ai un point de chute et je ne suis finalement pas si pressé. Et puis j’ai un petit peu envie de soleil. Hop, je saute dans le premier train en direction de l’Italie. Je n’y suis jamais allé, mais il y a longtemps que j’ai envie de voir à quoi ça ressemble. L’été dernier en Finlande, je suis tombé sur une bande de joyeux drilles de Florence. L’un d’eux travaille dans un musée et m’a invité à passer le voir.

Je passe la journée dans le train. En Hollande, on est près de la mer et le climat est plus tempéré, mais en Allemagne on est bel et bien au cœur de l’hiver. Ciel plombé et neige partout. Je tue le temps comme je peux, entre allers et retours au wagon restaurant pour manger un sandwich et boire un thé, et mon compartiment où je bouquine ou somnole par intermittence. Changement de train à Munich en direction de Zurich. Je me réveille au petit matin une heure avant d’arriver. Hier je n’étais pas vraiment dans mon assiette, sans doute par manque de sommeil. À Munich je me suis souvenu des conseils de Niina et j’ai acheté de la lécithine de soja. J’en ai pris hier soir avant de m’endormir et je me réveille frais et dispos comme après une grasse matinée. Vive la vitamine B !

Nouveau changement de train à Zurich, cette fois pour Milan. Un rapide tour en ville autour de la gare ne m’invite pas à rester. Façades pisseuses, ciel plombé et pluie froide. Une différence tout de même par rapport à la Hollande et surtout la Finlande : la luminosité. Même par ce mauvais temps, la lumière est ici beaucoup plus vive.

Je dois d’abord faire un détour par Vicence pour porter une lettre au père de Gino, mon collègue italien de Lohja. Il aurait évidemment pu la lui envoyer par la poste, mais il a pensé que ça ferait plaisir à son père. Quand j’arrive, celui-ci est autant surpris que ravi de recevoir cette lettre en mains propres. Il est veuf et vit apparemment seul. Il s’empresse de m’offrir un espresso ristretto et un petit verre de grappa. Mon italien étant alors encore balbutiant, nous échangeons tant bien que mal quelques banalités. Son fils va bien et est heureux, c’est l’essentiel. Je le quitte au bout d’une heure pour aller à Florence. Il faut d’abord prendre un petit train local avant d’attraper l’express pour Bologne puis Florence. Je suis en train de boire un café en mangeant un sandwich au buffet de la gare quand on me fait de grands signes : le train m’attend pour partir ! Je me dépêche de régler la consommation, mais l’employé des chemins de fer me fait comprendre que ce n’est pas la peine de m’étouffer avec mon sandwich. On n’est tout de même pas à la minute près ! Mussolini était, paraît-il, l’homme qui avait fait arriver les trains à l’heure. Mais c'était avant la guerre. Chassez le naturel...

Après un ou deux changements, je monte enfin dans le train pour Florence, où j’espère trouver une météo plus clémente. L’hiver n’est pas la meilleure période pour voyager. En revanche, si tout est moins facile, c’est plus authentique. Les gens qu’on croise ne sont pas en vacances, mais vivent leur quotidien normalement. Et moi je me sens dans la peau d’un observateur privilégié. En traversant la vallée du Pô, je suis un peu déçu par la campagne italienne, que je ne trouve pas très belle. En même temps, on est en février et il pleuviote. Et puis c’est une région plutôt industrielle.

Dans mon compartiment, je trouve une ambiance radicalement différente de celle des pays du Nord. Chaleureuse. Bonne franquette. Tout l’opposé de la Scandinavie. Je me retrouve à voyager avec un retraité, un ou deux employés ou fonctionnaires, une dame avec un panier à provisions sur les genoux, un étudiant et un dentiste. Quand passe le contrôleur, je me rends compte qu’en dehors du dentiste, tout le monde voyage à prix réduit parce qu’il est fonctionnaire, retraité, étudiant ou parce qu’il a droit à une réduction quelconque. Avec ma carte Inter-Rail, je me fonds dans la masse. Au bout de deux minutes, les conversations vont bon train. Loin de snober les autres voyageurs de par son statut social, le dentiste n’est pas le dernier à participer et raconte je ne sais quoi qui les fait rire. Certains passagers descendent en route, mais d’autres vont jusqu’à Florence.

Ceux qui connaissent déjà la ville hochent la tête quand l’un d’eux évoque ses merveilles architecturales en ponctuant par des « Sì, è bello ».

Ayant appris l’espagnol comme deuxième langue, je comprends un peu ce qui se dit. Et puis l’italien est très proche du français et j’ai quelques rudiments acquis quelques années plus tôt avec un petit bouquin de la collection Marabout Flash. Pour l’heure, l’espagnol m’est plus utile : l’étudiant, qui a le même âge que moi, le parle couramment. Là, il rentre à Florence passer quelques jours chez ses parents. Et il m’invite chez eux pour deux ou trois jours. Étudiant en histoire, il se passionne pour les Étrusques.

Ses parents habitent un grand appartement plein de livres dans une résidence moderne. En arrivant, il me présente sa sœur Alessandra, qui étudie aux beaux-arts à Florence. L’accueil est chaleureux. Leurs parents arrivent un peu plus tard. Ils sont tous les deux professeurs d’histoire et de géographie. Le père de Marco est aussi secrétaire général du parti communiste de Florence. Dans les années 70, nombreux sont les Italiens affiliés au PC (le « pitichi » en italien) ou sympathisants. Ce sont des gens cultivés et curieux. Et puis mon statut d’insoumis au service militaire ne peut que les rassurer : à bas l’armée au service du grand capital. Et puis !tous les Français ne sont pas fans de Giscard d’Estaing.

L’après-midi Marco me fait découvrir Florence, le Duomo, le Ponte Vecchio… Un vrai Florentin amoureux de sa ville. Dans la rue, je trouve les Italiennes très belles. Rien à voir avec les beautés froides scandinaves. Climat oblige, les rues sont plus animées aussi. De temps à autre, on s’arrête boire un café dans un de ces établissements à mi-chemin entre boulangerie et bistrot comme on en voit un peu partout dans les pays méditerranéens. On paie d’avance à la caisse où on se voit remettre un ticket indiquant ce qu’on a commandé à présenter ensuite au comptoir pour se faire servir. Cette formule qui ne s’est répandue en France que récemment m’est alors inconnue. J’imagine que ça évite que les clients partent sans payer.

On passe voir le mec que j’avais rencontré en Finlande. Pas de chance, il ne peut pas nous faire visiter le musée, fermé ce jour-là. Il nous invite néanmoins aussitôt à déjeuner le lendemain à Fiesole, sur les hauteurs de Florence. Le soir on va dans un foyer de travailleurs du « pitchi » - c’est comme ça qu’on prononce « PC » - le parti communiste. Une grande salle avec une scène et une buvette où on boit de l’asti spumante, un petit vin blanc pétillant léger et qu’on paie une misère, parfait pour une soirée animée et chaleureuse.

C’est Alessandra qui conduit la petite Fiat 500. À l’italienne. À un moment elle frôle le 100 à l’heure dans une grande avenue. Pas de radars, à cette époque. Quant aux flics, visiblement tout le monde s’en fout. Elle n’est pas la seule à rêver d'intégrer la scuderia Ferrari ! Tout le monde roule à fond et pile d’un seul coup quand le feu passe au rouge. Dans le quart de seconde qui suit, ceux qui piaffent d’impatience au feu rouge de leur côté démarrent sur les chapeaux de roue. On est décidément bien loin de la très sage Scandinavie.

Le lendemain midi on va déjeuner à Fiesole comme convenu. On se retrouve à cinq ou six autour de la table. Cuisine italienne traditionnelle et lambrusco. Le borchtch de Paul était très bon, mais ça restait de la soupe aux choux Là, c’est tout de même autre chose. À un moment mon voisin de table me glisse : « In Italia c’è tutto, solo mancono i soldi » - en Italie, on a tout, il ne manque que les sous.

En repartant de Florence, j’ai une hésitation : Angleterre ou… Danemark ?

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